imprimer Auteur d’une demi-douzaine d’ouvrages de références, le Dr Stanislas Tomkiewicz avait acquis une solide réputation internationale de clinicien, de chercheur et d’enseignant. « Sa contribution à la pédopsychiatrie le place incontestablement à la tête d’un des deux grands pôles français actuels de la discipline, l’autre ayant été créé par le Pr Serge Lebovici, estime le psycho-physiologiste Hubert Montagner, directeur de recherches à l’INSERM (unité CNRS 5543 de Bordeaux). Si Lebovici s’est plutôt intéressé aux bébés et au concept d’interaction fantasmatique autour d’eux, Tom, pour l’appeler par son affectueux diminutif, était plus spécialisé dans les préadolescents et les adolescents, pour lequel il a développé une approche sociale importante. Sans pour autant négliger les aspects psychanalytiques et psychiatriques. »
Franc-tireur, imprévisible et militant D’abord étudiant en neuropsychiatrie à la Salpêtrière, il a enseigné à Paris-VIII (Vincennes) en qualité de chargé de cours, effectuant des recherches à l’unité INSERM 69 de Montrouge (Hauts-de-Seine), dont il fut directeur, assurant des consultations au foyer de semi-liberté pour adolescents de Vitry, à l’hôpital Saint-Antoine, puis au centre Monceau de Paris.
« Cet éminent chercheur en psychopathologie a beaucoup souffert de ne pas obtenir la reconnaissance professionnelle qu’il méritait amplement, estime le Pr Pierre Angel, directeur général de Monceau, son ami depuis les événements de mai 68. Sans doute lui a-t-on fait payer un tempérament franc-tireur, imprévisible et jugé par trop militant. »
Un tempérament qui fait dire au Pr Christian Derouesné, son condisciple à la Salpêtrière dans les années soixante, avec lequel il sera cofondateur de la revue « Neuro-psy », « Tom était un marginal et un excentrique, à la fois par sa personnalité et pour des raisons historiques ».
Homme de paroles comme tout psychiatre, Stanislas Tomkiewicz était cependant resté silencieux pendant cinquante ans sur son propre parcours, au motif qu’« il n’était pas question d’embêter les gens avec des histoires juives ». Mais il avait fini par publier un extraordinaire récit autobiographique, « Adolescence volée », aux éditions Calmann Lévy et Hachette Pluriel. « Je suis né en 1925 à Varsovie, y relate-t-il, et j’y ai mené jusqu’à l’âge de 14 ans une vie parfaitement banale, dans une famille aisée, à cheval sur deux cultures, la polonaise et la juive. Puis la guerre est arrivée, et la vie a pris un tournant douloureux. »
En juillet 1942 commence l’extermination dans le ghetto, qui a été bouclé dix-huit mois plus tôt. Entre six mille et dix mille personnes, quotidiennement entassées dans des wagons, sont acheminées à Treblinka pour y être gazées. Echappant aux rafles avec ses plus proches parents, le jeune Tom fait alors sa première tentative de suicide, parce que, confesse-t-il, il n’avait pas réussi à sauver une copine de la jeune fille dont il était éperdument amoureux.
Quelques mois plus tard, deuxième tentative de suicide : « J’ai avalé environ 60 comprimés de Gardenal que j’avais progressivement achetés dans plusieurs pharmacies du ghetto. Ce n’était donc pas un acte impulsif, mais préparé à l’avance. Mes pensées à l’époque étaient celles-ci : "Je ne suis pas digne de vivre, parce que je suis un bon à rien, et je ne trouverai jamais de place dans l’existence ; personne ne m’aimera, parce que je ne mérite pas d’être aimé."On m’a sauvé par pur hasard, et je suis resté deux ou trois jours dans le coma. J’étais très mécontent à mon réveil, avec la ferme intention de recommencer dès que possible. »
Survint alors la rencontre décisive : « On m’a amené chez ce bon psychiatre qui m’a fait ce qu’on appellerait aujourd’hui une psychothérapie brève, puisqu’il ne m’a vu qu’une seule fois ; il a réussi à me regonfler à bloc et ce sentiment ne n’a jamais plus quitté depuis. Il m’a dit que je n’étais ni laid ni bête, et que j’avais des capacités. Il m’a expliqué que si les Allemands gagnaient la guerre, nous mourrions tous et que ce n’était donc pas la peine de me suicider. Par contre, a-t-il poursuivi, s’ils la perdaient, comme cela semblait de plus en plus probable, la société allait avoir besoin de gens ayant des capacités intellectuelles. Il m’a suffisamment remonté le moral pour que je n’aie plus jamais tenté un suicide. » [1]
L’efficacité de la parole Des années plus tard, survivant d’un camp d’où ses parents ne réchapperont pas et devenu médecin en France, Stanislas Tomkiewicz confiera que les patients qu’il aimait le plus, c’était justement les jeunes suicidaires. « Même si la parole ne marche pas toujours avec eux, elle est souvent plus efficace qu’on ne pourrait le croire », assurait-il. Et c’est sans doute ce qui l’amènera à rejoindre le centre familial des jeunes de Vitry, en 1960. « Nous y pratiquions, explique-t-il, ce que j’ai appelé l’"A.A.A." : l’attitude authentiquement affective. J’ai trouvé cette formule pour donner un air scientifique à notre manière de fonctionner, tout en évitant le mot amour qui serait mal passé auprès de ces jeunes. L’idée essentielle était qu’il fallait transmettre à chaque adolescent le sentiment qu’il pouvait être aimé et garder ensuite cette attitude pendant toute la durée de la relation. » Cinquante ans plus tard, le Dr Tomkiewicz se déclarait convaincu que cette « A.A.A. » était « enracinée dans (sa) propre adolescence volée. J’ai vraiment éprouvé du plaisir, affirmait-il, à voir s’épanouir des jeunes à qui on avait aussi volé la jeunesse et l’enfance, comme on m’en avait moi-même spolié. »
Un plaisir que, jeune interne excentrique, il ne dissimulait pas lorsqu’il déclenchait le sourire d’un nourrisson anorexique en multipliant les miaulements (la miaouthérapie, s’esclaffait-il) ; un plaisir qu’il a gardé intact dans ses ultimes consultations avec ces patientes squelettiques qu’il appelait ses « micro-nénettes », quelques jours avant de mourir d’une longue maladie. Lui qu’une consultation avait rendu à la vie confiait alors à Pierre Angel, qui s’inquiétait de son état : « La consultation, c’est ma vie. » |