Education des enfants à la démocratie et actualité de la pensée de Janusz Korczak Avec la collaboration de Michelle Anker et de Michel Dugnat
JANUSZ KORCZAK ET LA DÉMOCRATIE Je définis la « démocratie » comme le droit de pouvoir diriger, un peu, sa vie, de dire quelque chose sur son sort et ne pas le laisser seulement aux autres. J’aborderai la question de l’éducation actuelle des enfants à la démocratie en me référant aux travaux de Janusz Korczak, médecin et pédagogue polonais du début du siècle, et montrerai à partir de la biographie de Korczak de Betty J. Lifton, traduite de l’américain et éditée chez Laffont en 1990 : Janusz Korczak, le roi des enfants, la contradiction qu’il y a à éduquer les enfants à la démocratie, lorsque le milieu, le pays où l’on vit, ne sont pas démocratiques. Pour Korczak parlant de l’orphelinat qu’il dirige », « le passage de l’autocratie à la démocratie est très laborieux », très laborieux dans un petit orphelinat, très laborieux dans un pays. Il fallait être visionnaire comme Korczak, utopiste et génial, pour oser envisager la démocratie pour les enfants et pour les jeunes dans l’entourage sociopolitique de son époque. Eléments biographiques Janusz Korczak est né vers 1880 et mort en 1942. Pendant ces soixante-deux ans où il vécut toujours à Varsovie, il ne connUt que sept ans de démocratie. De sa naissance jusqu’en 1918, Varsovie et une grande partie des terres polonaises faisaient partie de l’empire autocratique des tsars russes, l’antidémocratie. La Pologne obtint l’indépendance en 1918 et fut un pays démocratique jusqu’en 1926. Je me demande si Korczak s’en aperçut jamais. En 1926, le Maréchal Pilsudski prit le pouvoir, et le pays fut dirigé par les militaires avec une démocratie à peine formelle. Comme on idéalise toujours un passé perdu, lorsque les Polonais luttaient avant la chute du Mur contre le régime pseudo-justicialiste, russo-dépendant et plutôt totalitaire qui leur était imposé, ils avaient fini par se donner une image idéalisée et fausse de la démocratie dans cette Pologne d’avant-guerre. Mais je peux assurer, pour l’avoir vécu, que Korczak n’a jamais connu la démocratie après 1926 et surtout pas après 1936, le vieux maréchal mort étant remplacé par les épigones ouvertement fascisants. Une anecdote situe bien Korczak : en 1905, pendant la guerre russo-japonaise, il se trouve dans un train avec des soldats révoltés sinon encore révolUtionnaires ; ces soldats le somment de se prononcer sur la libération du prolétariat. Dans son topo prononcé, paraît-il, autour d’un feu de camp quelque part dans cette énorme plaine de Russie, il défendit l’idée que plutôt que de parler de la libération du prolétariat et de la libération de l’homme, il fallait libérer l’enfant de l’oppression à laquelle le soumettent les adultes. Ainsi, âgé de vingt-cinq ans à peine, il avait déjà fait le serment de consacrer sa vie à faire respecter l’enfant et à défendre ses droits, y compris le droit à la démocratie. Korczak s’est toujours placé au-delà de toutes divisions politiques. Il n’était ni communiste, ni sioniste, il s’intéressait avant tout au sort des enfants. Qu’a-t-il fait pour cet apprentissage de la démocratie chez l’enfant ? D’une part, des écrits, d’aUtre part le travail concret. Des nombreux écrits de Korczak, trop peu ont été traduits en français. Deux sont édités chez Laffont : Comment aimer un enfant et Droit de l’enfant au respect. Il y donne sa conception de l’apprentissage de la démocratie chez l’enfant. Le troisième, édité chez Gallimard/Folio jeunes, Le Roi Mathias ]er, est un livre qui s’adresse aux enfants et qui, sur un mode triste et humoristique à la fois, montre les limites du pouvoir des enfants, l’impasse où mène le sentiment de toute-puissance et la nécessité de l’apprentissage de la démocratie. Sur le plan concret, Korczak eut le mérite, la chance et la possibilité de mettre en œuvre ses idéaux, ses idées et son extraordinaire imagination. Initialement médecin hospitalier et libéral en même temps, il abandonna l’hôpital, vers 1912, pour se consacrer à son orphelinat. A l’époque, les médecins qui ne soignaient pas les maladies aiguës étaient considérés comme des transfuges. Korczak, jusqu’à la fin de ses jours, se reprocha, en choisissant la voie de l’éducation, d’avoir abandonné les enfants de l’hôpital, choix qui paraît aujourd’hui banal et qui ne l’était pas à l’époque. En 1908, il est directeur de deux colonies de vacances. Une colonie pour les enfants juifs, une colonie pour les enfants catholiques, enfants qu’il ne fallait pas mélanger, ni sous l’empire des tsars, ni dans la Pologne de l’entre-deux-guerres. Et dans ces colonies de vacances, il s’essaie à l’introduction de la démocratie. En 1912, après de longues années d’études et de quête de fonds, il construit son fameux orphelinat pour enfants juifs, son utopie, sa « république d’enfants » (terme que Korczak n’a jamais Utilisé). II organise cet orphelinat et en devient le médecin-directeur. II y vivra de 1912 à 1942, c’est-à-dire jusqu’à sa mort. Lorsqu’on regarde les photos de cet orphelinat ou qu’on lit les descriptions qu’en donne Korczak, il est curieux de voir comment ce qui paraissait Utopique, presque luxueux en Russie et en Pologne d’avant guerre, apparaît aujourd’hui comme à peine acceptable dans un pays riche comme la France : par exemple, il y avait environ quarante enfants par dortoir (un pour les filles, un pour les garçons). Ce qui aujourd’hui est impensable : même les petits délinquants, même les handicapés, ont des petites chambres de trois, quatre lits. A l’époque, cela paraissait luxueux, pour ces enfants qui avaient connu une misère telle que nous avons peine à l’imaginer, que les dortoirs soient propres et balayés tous les jours. Korczak décrit d’une manière émouvante l’étonnement des enfants devant le dortoir : certains n’avaient jamais dormi dans un lit avec des draps. Il raconte comment, le premier soir, certains d’entre eux se couchaient sous le lit parce qu’ils n’osaient entrer dans le lit et préféraient dormir par terre, ce qui était beaucoup plus naturel pour eux. Korczak raconte aussi comment ces enfants étaient affolés à l’idée de se servir des toilettes, comment, tout de suite, ils commencèrent par boucher les lavabos ; il fallait alors leur montrer qu’on peut vivre d’une manière qu’en Pologne on appelait « civilisée ». Ces enfants au crâne rasé ou les cheveux coupés ras, habillés très pauvrement et portant presque tous les mêmes vêtements par rapport aux autres enfants du même milieu social, orphelins ou simplement confiés par une famille en détresse, apparaissaient comme des privilégiés aux yeux de tous ; pendant la guerre, dans le ghetto de Varsovie, on savait que la seule chance de survie pour un enfant sans parent (un enfant des rues, dirait-on maintenant ?) était d’entrer dans l’orphelinat de Korczak. Korczak fut aussi conseiller médical et psychologique d’un orphelinat pour enfants catholiques. Il abandonna cette tâche après plusieurs années, non pas parce qu’il était juif, mais parce qu’il souhaitait créer une petite chapelle ou une petite église pour enfants catholiques. Or cet orphelinat était tenu par les socialistes polonais, non antisémites et laïques, et les responsables refusaient cette entorse à la laïcité, laïcité si exceptionnelle dans la Pologne de cette époque. Janusz Korczak préféra renoncer à sa fonction de conseiller médical et pédagogique. Cette équipe catholique mais laïque fit tout pour aider l’orphelinat de Korczak pendant la guerre et tenter de sauver le « vieux docteur » qu’il était devenu.
La vie dans l’orphelinat :la démocratie en pratique en institution Nous verrons d’abord en quoi consistait, dans la réalité vécue de cet orphelinat, la démocratie que Korczak avait instaurée chez les enfants ; nous aborderons ensuite les bases philosophiques de cette démocratie. Aujourd’hui, en France, on n’appellerait pas l’institution de Korczak « orphelinat » mais plutôt « foyer de la DASS » ou « maison pour cas sociaux ». La plupart des enfants étaient issus de familles monoparentales ou biparentales mais incapables de prendre en charge leur enfant pour des raisons économiques ou psychologiques. Korczak établissait constamment des relations avec les familles, les orphelins de père et de mère étant ici tout à fait minoritaires. Les enfants étaient « d’âge scolaire » de six à quatorze ans ; bien que la scolarité obligatoire en Pologne se terminât à douze ans, Korczak donnait encore deux ans de bonheur à « ses enfants ». La séparation et l’entrée dans la vie active à quatorze ans étaient très difficiles, et plus d’un pupille les ressentait comme un véritable abandon. En effet, comme Korczak ne leur apprenait pas la cruauté de la vie et de la lutte pour la vie, ils se sentaient souvent perdus une fois sortis de son « orphelinat ». Ils avaient des difficultés à trouver du travail, mais les rares qui survécurent (on en trouve encore quelques-uns aux quatre coins du monde) finissaient par trouver une place dans la vie. La plupart des anciens de l’orphelinat s’engageaient dans des mouvements se donnant pour but de changer le monde : soit le parti communiste clandestin et minoritaire mais actif dans le prolétariat juif, soit le mouvement sioniste de gauche. Devenus militants, ils visitaient Korczak : les communistes le traitaient de petit bourgeois peureux, les sionistes le traitaient de vendu aux catholiques et de traître au peuple juif. Malgré ces contestations, il gardait imperturbablement son amitié et son soutien à tous ses « anciens ». Ainsi la démocratie, pour Korczak, n’était pas identitaire, polonaise, juive, communiste, sioniste. Elle reposait sur le respect de soi et des autres, comme ils sont. La démocratie dans l’orphelinat reposait sur quatre piliers : l’autogestion, le parlement, le tribunal, le journal. L’autogestion instaurée par Korczak est parfois traduite en français par « république des enfants », mais Korczak n’a jamais utilisé cette appellation. Elle n’existe dans aucune de ses œuvres, ni dans le langage courant des Polonais lorsqu’ils parlaient de l’orphelinat de Korczak. Le terme Utilisé, difficile à traduire, existait à peine dans le français d’entre deux-guerres, jusqu’à ce que l’année 1968 le mette à la mode : c’est « autogestion », ou plus littéralement « autogouvernement ». Pour Korczak, il s’agissait d’une communauté équitable où tous les jeunes présents participent à la gestion, une communauté gérée en collaboration avec les Jeunes. Il faut noter, de surcroît, que cette « république » d’environ cent cinquante enfants était mixte ce qui, à l’époque, était avant-gardiste (les écoles et même les lycées n’étaient jamais mixtes). L’orphelinat était une des rares maisons mixtes de toute la Pologne. Par contre, malgré tous ses efforts, il n’obtint jamais la « mixité » entre enfants catholiques et juifs : en Pologne, l’antisémitisme était encore plus fort que le sexisme. Le parlement. Korczak avait instauré un parlement. Le mode d’élection en était assez particulier. Le vote se faisait en deux temps. Le premier stade correspondait plus ou moins à ce. que Kurt Lewin et d’autres psychosociologues d’après-guerre ont ré)inventé sous le nom de sociométrie : toute la communauté votait pour chaque entrant au bout de quinze jours de séjour et après six mois. Chaque enfant était jugé par ses pairs une fois par an. Tous les enfants âgés de plus de six ans avaient le droit de vote. Cela leur apprenait la démocratie, le jugement et le respect réciproques. En même temps, cela permettait à Korczak, chercheur acharné qui voulait toujours tout savoir, de repérer les plus aimés, les plus détestés, ceux dont il fallait s’occuper davantage ou ceux sur qui il pouvait s’appuyer. Chaque enfant devait donc noter, sur son bulletin de vote, un « plus », un moins » ou un « zéro ». Le « plus » signifiait : « Je pourrais lui donner des responsabilités » ; le « moins », voulait dire : « Je le déteste » ; et le « zéro » voulait dire : « Il m’est indifférent ». Selon le nombre de ces « plus-moins-zéro », les enfants étaient classés en catégories. Les meilleurs étaient les « camarades », ceux qui n’avaient que des« plus » ; le parlement était élu uniquement parmi eux. Ils avaient des privilèges : ils choisissaient les premiers les travaux qu’ils devaient exécuter, comme par exemple les corvées ou les tâches ménagères ; quand il n’y avait pas assez d’argent pour que tout le monde aille au cinéma c’était toujours le cas -, ils avaient priorité pour aller au cinéma ou pour profiter de quelques jeux. Les autres étaient les « résidents », les« résidents indifférents » et les « résidents difficiles ». Les dénominations sont déjà assez significatives. Aujourd’hui une telle catégorisation paraît choquante... C’est parmi les « camarades » qu’on pouvait élire le parlement composé de vingt députés des deux sexes et de tous âges. Ils décidaient la répartition des travaux et des loisirs et formaient l’organe principal de l’autogestion. Mais il est évident qu’ils étaient tous habilement manipulés par Korczak lui-même et par son bras droit Mme Stefa Wilczynska, la célèbre éducatrice. Korczak savait très bien que quand on veut faire la démocratie avec les jeunes enfants, il faut, pour pouvoir les manipuler en douceur, montrer avec finesse et intelligence qu’on est plus malin qu’eux. Mais sans doute faut-il s’entendre sur le mot manipulation ;Korczak utilisait la manipulation, très discrète d’ailleurs, pour le bien de l’enfant, pour lui apprendre la démocratie, alors que la plupart des adultes l’utilisent contre l’enfant et pour leur propre bien. Après un certain temps de cette autogestion, les enfants acquirent le droit de voter sur les adultes et de les juger. C’était une véritable révolution, et la démocratie de Korczak n’étant pas anodine, on ne s’étonnera pas qu’un droit de vote ait provoqué en Pologne de violents mouvements. La presse réactionnaire unanime traitait Korczak d’anarchiste, de démagogue, l’accusait de vouloir renverser l’ordre naturel des choses, et craignait que si ces enfants votaient pour les adultes dans cette institution, ils ne donnent bientôt des notes à leur père et mère, faisant s’écrouler les bases de la société. Le tribunal était une école du pardon mais aussi une école de démocratie. Au tribunal, les enfants jugeaient d’autres enfants sur plainte d’un des leurs, selon un code rédigé par Korczak. Ce code avait des articles disposés, selon le système décimal, de zéro à mille : un... neuf, dix, vingt, trente, quarante..., cent, deux cents, trois cents. Jusqu’à cent, le pardon était nuancé mais presque complet. Après, c’était un blâme. La seule punition sérieuse (l’exclusion) était l’article mille utilisé quatre fois en quarante ans. Cinq juges étaient choisis parmi ceux qui n’avaient jamais été condamnés pour vol ou pour de trop grosses « bêtises » dans les six mois passés. Ce tribunal donnait aux enfants plus de responsabilités et de pouvoirs qu’ils ne pouvaient en supporter. En réalité, les enfants sabotèrent ce tribunal, soit en acquittant tout le monde, soit en laissant la parole aux plus forts qui en usaient sans cesse et faisaient ainsi de l’obstruction, soit d’une manière plus enfantine en chahutant. Korczak décrit cet échec avec beaucoup de tristesse, et il essaya de comprendre pourquoi le tribunal ne « marchait » pas : il continua de tenter de convaincre les enfants que ce tribunal était plus juste que le régime ou seuls les adultes ont le droit de punir. Après cet échec, Korczak procéda à une sorte d’enquête d’opinion chez les enfants. Ceux-ci exprimèrent des revendications passionnantes, par exemple celle de « conseillers juridiques », dont deux adultes et trois enfants. Ils exigèrent que les adultes fassent parti du tribunal et que ces adultes soient eux aussi élus à bulletin secret. Ainsi la première fois que les enfants votèrent pour des adultes, ce fut pour élire les assesseurs au tribunal. Une contribution capitale du tribunal à la démocratie fut d’autoriser les enfants à faire comparaître les adultes, dont Korczak lui-même. On imagine difficilement aujourd’hui un directeur d’institution se laisser juger et parfois condamner par « ses » pensionnaires, même d’une manière symbolique ! Le journal. Le dernier pilier de cette démocratie était le journal de l’institution (aujourd’hui cela peut paraître banal, bien que toutes les institutions en France n’aient pas encore de journal tenu par les usagers). Il était affiché ; on y racontait tout, tout enfant pouvait y dire n’importe quoi. C’était là un apprentissage concret d’une liberté d’expression qui n’existait pourtant ni dans la Russie tsariste d’avant 1918, ni dans la Pologne indépendante. Cela valorisait les enfants. Il y avait aussi la célèbre Petite revue - dont je fus un lecteur assidu -, corédigée par les enfants et les adultes, et largement diffusée en Pologne ; c’était là une excellente école de démocratie pour enfants.
Bases théoriques de la démocratie chez Korczak. Voici, quelques réflexions sur ; les. bases sinon philosophiques du moins théoriques de cette idée d enseIgner la démocratie aux enfants, une idée révolutionnaire à l’époque et encore révolutionnaire aujourd’hui.
Démocratie ou misère. La première idée de Korczak pourrait se résumer en un slogan : pas de démocratie à ventre vide. Korczak obtenait pour les enfants un niveau de vie nettement supérieur à ce qu’ils ont connu dans leur famille ou dans les rues de Varsovie. Ces enfants, à l’aune de la France de cette fin du XXe siècle, restaient encore très démunis sur le plan matériel. Cependant, dans l’Europe centrale des années 1912/1942, ils étaient de véritables privilégiés parmi ceux de même origine socio-économique. La nourriture de l’orphelinat, simple mais saine, était qualitativement et quantitativement supérieure à celle que les enfants avaient connue dans leurs familles. Au temps du Ghetto, la question de la nourriture devint fondamentale et on connaît - notamment par le film de Wajda - les efforts héroïques de Korczak pour assurer le minimum vital décent à « ses orphelins » dans une ville où on trouvait chaque jour sur les trottoirs des dizaines de cadavres d’enfants morts de faim (certains l’ont d’ailleurs taxé d’égoïste). Ce problème se pose actuellement dans les pays du Sud où les parents des « enfants des rues » préfèrent savoir leurs enfants pris en charge par de riches institutions caritatives que de les garder en famille...
Démocratie et définition de l’enfant. La deuxième idée de Korczak pour enseigner et instaurer la démocratie dans la Maison pour enfants était une certaine conception de l’enfant à contre-courant de la psychologie génétique du xxe siècle. Pour Wallon, Piaget ou Gesell, l’enfant, est un être en devenir. Qui dit être en devenir, dit citoyen potentiel, inachevé, incomplet. Cette vision de l’enfant paraît pleine de bon sens ; c’est celle du sens commun. Elle repose sur un modèle biologique ; l’enfant n’est pas identique à l’adulte :adulte en devenir, il est immature. Korczak pose que, « quel que soit son âge, l’enfant est une, personne ;une personne humaine » au plein sens du terme. Pour lui, l’enfant est une personne humaine minoritaire, opprimée par les adultes. L’enfant doit être pris au sérieux et respecté en tant que personne humaine et non point traité comme un esclave, comme un colonisé ou comme un ouvrier. Korczak martèle, tout au long de son œuvre, que l’enfant a droit au respect et à la démocratie, parce qu’il est une personne humaine, ,quelles que soient son immaturité, sa petitesse, son absence de force physIque, la lenteur de son raisonnement, la pauvreté de sa culture, etc. C’est ce principe de Korczak qui reçut la consécration internationale quelque soixante ans après avoir été énoncé et quarante-cinq ans après la mort de son auteur : la Convention internationale des droits de l’enfant, adoptée par l’ONU en 1989, est tout entière basée sur l’idée korczakienne de la double nature de l’enfant : immature et faible, il a droit à la protection ;personne humaine, il a le droit de participer aux« droits de l’homme ».
Démocratie et respect de l’enfant. Le troisième principe de Korczak. proclame qu’il n’y a pas de démocratie sans respect. Le mot « respect »,plus encore que le mot « amour », parcourt toute l’œuvre de Korczak. Certes, les lecteurs de Comment aimer un enfant le voient surtout comme quelqu’un qui a aimé les enfants, ce qui est vrai. Mais Korczak ne dit jamais que l’enfant a droit à l’amour, et il sait que l’on n’a pas droit à l’amour. L’amour se conquiert ou vient comme un état de grâce, mais ce n’est pas un droit : Certes, l’enfant a besoin d’amour et désire être aimé ;mais peut-on obliger une mère ou un père à aimer un enfant ? Pas plus qu’un frère à aimer sa sœur, une épouse à aimer son époux... Et de nos jours, si les responsables des services de protection de l’enfance prenaient clairement conscience de cette vérité si souvent celée, ils épargneraient bien des mécomptes et malheurs tant aux familles qu’aux enfants. Par contre, on peut et on doit obliger, voire contraindre, les parents à respecter leur enfant, à lui donner soins et protection ; s’ils manquent à ces devoirs, la société peut et doit leur retirer l’enfant, voire les déchoir. Korczak affirmait ce droit au respect. Mais de quel respect s’agit-il ? Tout d’abord, du respect de soi-même. Il fallait permettre une revalorisation de ces enfants considérés comme déchets par les parents, parle maîtres, par les forces de l’ordre, par les commerçants du quartier. En fait, le Sort de ces « orphelins » était pire que le sort des enfants immigrés dans les grandes cités. Chaque adulte, en Pologne, avait pleinement le droit de gifler n’importe quel enfant sous n’importe quel prétexte. L’enfant n’avait que le droit de pleurer, de fuir ou de jeter une pierre avant des sauver ; il était alors considéré comme délinquant. Ainsi, ces enfants avaient aucun respect d’eux-mêmes. Toute l’œuvre de Korczak fut de leur donner la conviction - faut-il dire la foi, la croyance ? - qu’ils étaient des humains dignes et capables de respect. Comment ? En les respectant et en exigeant des adultes avec qui il travaillait de les respecter dans le moindre détail de la vie quotidienne. Korczak montre que même lorsqu’on punit un enfant, même lorsqu’on lui fait des remontrances, il est possible de le respecter et de ne pas le considérer comme : inférieur à soi Certaines innovations de Korczak paraissent aujourd’hui triviales. Par exemple, chaque enfant avait un tiroir avec une clé, ce qui dans un orphelinat de la Pologne d’avant-guerre était une révolution ; il n’est même pas certain aujourd’hui que dans toutes les maisons pour enfants de France, ceux-ci disposent de tiroirs fermant à clé pour protéger de la curiosité malveillante des camarades et des adultes bornés, ce que Korczak appelait « le petit trésor de l’enfant » : une plume, un caillou, une souris morte, une photo de la mère, etc., en fait tout ce que l’enfant aime. Il faut lire les phrases merveilleuses où Korczak apostrophe les adultes qui se moquent des petits trésors des enfants, les détruisent, les jettent, considèrent que ce sont de petites saletés. Il n’y a de véritable démocratie pour l’enfant que si les autres respectent les innombrables petits objets qui n’ont de valeur que pour leur propriétaire et qui aident l’enfant à se construire. Il n’y a donc pas de démocratie sans respect : On se respecte soi-même.. on respecte les autres même s’il est impossible de dire s’il faut d’abord apprendre à respecter les autres ou à se respecter soi-même. Le respect de l’autre est profondément lié au respect de soi. Dans la pratique et dans les écrits de Korczak, ces deux idées sont tellement imbriquées que l’on ne peut pas dissocier l’une de l’autre. Korczak va encore plus loin : on ne peut pas initier les enfants à la démocratie, exiger qu’ils respectent les autres enfants, qu’ils se respectent eux-mêmes, si les adultes ne les respectent pas. Le cœur des thèses de Korczak est là, dans le respect que les adultes doivent aux enfants. Car comment peut-on exiger si on ne donne rien ?Comment peut-on exiger d’un enfant de respecter son père et sa mère s’il voit que son père et sa mère ne le respectent pas ? Il aura fallu attendre1989 pour que la Convention internationale des droits de l’enfant précise que les parents doivent aussi respecter les enfants. Mais comment exiger que les adultes se respectent mutuellement ? Comment exiger la démocratie et le respect des enfants dans une structure où les adultes se méprisent réciproquement ?
Le sens de la démocratie n’est pas inné. Le dernier point de la conception de Korczak est que le sens de la démocratie chez l’enfant n’est pas inné, grande différence avec le spontanéisme reposant sur « l’idéalisation » de l’enfant par un Docteur Spock ou un A.S. Neill dans les années soixante des sociétés industrialisées. Korczak ne pensait pas que tout ce qui venait de l’enfant était bon. Il savait quel travail et quel respect des principes sont nécessaires pour amener progressivement les enfants au respect de soi-même et des autres, condition indispensable pour acquérir le droit de décider de son sort. Il savait combien le passage de l’autocratie à la démocratie est laborieux et difficile. On sait que les enfants éduqués dans des familles autocratiques ou qui ont connu des institutions fondées sur le sadomasochisme et le mépris, placés rapidement dans une maison « démocratique », se rendent insupportables, et en sapent le fonctionnement jusqu’à se faire mettre à la porte. Korczak le savait et supportait longtemps l’escalade de leurs délits pensant qu’un enfant vaut plus qu’un bien matériel. Notre société est encore bien loin de ces idéaux utopiques ! Mais Korczak n’exalte pas seulement la subjectivité de l’enfant. Dans son livre Le Roi Mathias 1", il montre que les enfants livrés à eux-mêmes reproduisent les erreurs qu’ils ont vues chez les adultes. Une république d’enfants sans aide éducative devient rapidement une dictature où les plus forts tapent les plus faibles. Korczak n’était ni rousseauiste ni angélique ; il ne pensait pas que l’enfant est un être idéal ; il pensait que l’enfant est une personne humaine qui mérite du respect.
L’ENSEIGNEMENT DE LA DÉMOCRATIE AUJOURD’HUI Qu’en est-il aujourd’hui de l’enseignement de la démocratie cinquante ans après la mort de Korczak ? Tout reste à faire dans ce domaine. La notion de démocratie, l’idée de l’introduire auprès des jeunes et de la leur enseigner reste une idée révolutionnaire. Le combat que Korczak a engagé continue. Ce n’est pas un hasard si la Pologne a proposé, dès 1978, de formuler cette Convention internationale des droits de l’enfant. Elle s’en fit l’agent moteur quel que soit son régime. Les diplomates de Pologne, patrie de Korczak, se sentaient comme investis d’une mission. Quoi qu’il en soit du peu de démocratie pour les enfants en Pologne, il revient à la Pologne le grand mérite d’avoir impulsé aux Nations Unies la rédaction, en dix ans, de cette Convention des droits de l’enfant. La Convention des droits de l’enfant. Dans cette Convention, il faut distinguer deux sortes d’articles. La plupart des articles ne concernent pas les droits de l’enfant au sens strict du terme, mais donnent les principes de la protection de l’enfant. Seuls huit articles sur les quarante et un considèrent l’enfant comme un sujet de droit pouvant avoir accès à une certaine démocratie. Le préambule considère, entre autres, que « l’enfant doit être préparé à avoir une vie individuelle dans la société avec la paix, la dignité, la tolérance, la liberté, l’égalité et la solidarité ». L’article 12 dit que « l’enfant, capable de discernement, a le droit d’exprimer librement son opinion dans toutes les questions qui l’intéressent. Ces opinions étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité ». Cet article est proche de la pensée de Korczak chez qui même des enfants de six ans avaient le droit de dire s’ils voulaient ou non un tribunal. Important, il oblige les pays signataires (la France semble décidée à le faire) à modifier le droit civil en ce qui concerne le divorce, le droit de garde, etc. Ces changements semblent devoir être positifs. Article 13, liberté d’expression. Article 14, liberté de pensée, de conscience et de religion. Article 15, liberté d’association et liberté de réunion pacifique. Article 17, accès à l’information. L’article 28/2 est passionnant : « Les Etats-parties prennent toutes les mesures appropriées pour veiller à ce que la discipline scolaire soit appliquée de manière compatible avec la dignité de l’enfant en tantqu’être humain et conformément à la présente Convention ». Cet article est utopique car il n’existe actuellement aucun pays au monde où cette idée soit autre chose qu’un vœu pieux. Mais il faut toujours commencer par un vœu pieux avant d’arriver à la réalité. Article 29/1b : « Inculquer à l’enfant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». L’article 29/1d est très intéressant : « Préparer l’enfant à assumer les responsabilités de la vie dans une société libre, dans un esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les sexes et d’amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux, et avec les personnes d’origine autochtone ». Un tel article donne une base légale à la création des conseils comme les conseils municipaux. d’enfants, conseils de classes, etc. Ainsi, cinquante ans après la mort de Korczak, certaines de ses idées maîtresses figurent dans un document de portée internationale, même si des pays ne l’ont pas ratifié, comme les Etats-Unis (certains Etats des Etats-Unis maintenant la peine de mort pour les mineurs ayant commis un crime). La pratique de la démocratie aujourd’hui Mais si cette Convention fixe une perspective, où en est la démocratie pour les enfants ? Où en est l’éducation à la démocratie aujourd’hui ?Pour la plupart des hommes et des femmes, la Déclaration des droits de l’homme de 1791 reste encore utopique plus de deux siècles après. Cependant, des progrès ont été faits. Il en est et en sera de même pour cette Convention et les idées de Korczak : dans cinquante ans, les choses iront mieux. L’humanité a engagé un processus nouveau qui prendra des siècles. La situation actuelle ne permet pas de nous faire croire qu’en France, qui pourtant est un pays relativement démocratique, il n’y a plus à lutter dans ce sens : il y reste beaucoup à faire. La démocratie est le mode de société le plus complexe car fondé sur des contradictions. Le totalitarisme ou l’autoritarisme génèrent moins de problèmes car ils cherchent à éradiquer toutes les contradictions, et certains considèrent qu’il est beaucoup plus facile de gérer une société fasciste ou autocratique qu’une société démocratique. Jean-Paul Sartre l’a compris lorsqu’il dit que « la liberté est le plus lourd fardeau de l’homme ». Pensons au prix que doivent payer les pays de l’Est pour la liberté : le niveau de vie baisse, les inégalités sociales deviennent criantes, la solidarité et la justice sociale s’effondrent. Pourtant, tous ces pays semblent presque unanimes pour accepter de payer un tel prix pour la liberté.
L ëcole Après 1968, de toutes petites aires de démocratie avaient été octroyées aux élèves dans les lycées : une heure par mois, les élèves pouvaient inviter des enseignants ou des citoyens de leur choix pour débattre de certains problèmes. Or, dès 1969-1970, les enseignants, quelle que soit leur couleur politique, ont tout fait pour ronger ce peu de liberté intellectuelle. Aujourd’hui encore, les enseignants pensent que la démocratie à l’école risque l’anarchie. .. et la fin du monde. Il y a, en France, dix-sept lycées autogérés sur quatre mille environ ; c’est peu ! Bien sûr, il y a l’école Decroly qui est une école de démocratie ; cependant il n’yen a qu’une pour onze millions d’habitants dans la région parisienne ! Mais certains pédagogues sont plus optimistes et pensent malgré tout que les idées de Korczak ont une postérité : on peut considérer Freinet comme un fils spirituel de Korczak (tous les freinétistes font partie du mouvement korczakien). Aujourd’hui encore, quelques expériences issues de cette pensée ont lieu en France, et des initiatives se répandent timidement pour faire entrer l’idée. démocratique à l’école. On observe même quelques pas positifs dans le domaine législatif et réglementaire, comme la loi d’orientation de 1989, où l’enfant est placé au centre du système éducatif et quelques textes qui lui ont fait suite concernant les droits et les devoirs des collégiens. Ils forment en quelque sorte des décrets d’application de la Convention. La famille Quand on parIe de démocratie dans la famille, les parents unis dans les associations familiales pensent que leur pouvoir est remis en cause ; ils réaffirment que la famille et le pouvoir des adultes sur les enfants sont la base de la société. La Convention est le premier document important dans lequel le but affirmé de la famille est l’intérêt supérieur de l’enfant. Cependant, dans leur « inconscient culturel », les enfants sont encore convaincus que la famille est plus importante qu’eux et qu’ils sont responsables quand les parents se séparent. Ils ne peuvent encore comprendre que les parents divorcent pour des raisons qui les dépassent et qu’eux, enfants, n’y sont pour rien. Les parents, avec beaucoup de finesse, se débrouillent pour les rendre coupables. Un enfant à qui l’on propose de choisir entre son père et sa mère se trouve dans une situation insupportable, cornélienne, parce qu’il aime et sa mère et son père. Cela n’a rien à voir avec la démocratie pour l’enfant. La démocratie pour l’enfant consiste à lui donner des informations : le triangle, c’est-à-dire la famille, n’est pas chose divine ; le fondement et le but de la famille représentent son intérêt supérieur, à lui l’enfant. Et il faut expliciter ce terme d’intérêt supérieur. Lorsque le triangle est brisé, on doit permettre à l’enfant, sans le traiter de coupable ou d’inconséquent, de dire qu’il souhaite une garde alternée, qu’il ne veut plus êtrel’otage des rivalités des parents. Le jour où les enfants élevés ainsi divorceront à leur tour, une partie d’entre eux finira par respecter leur enfant, par respecter le droit de l’enfant à la parole. Il y a un progrès extraordinaire à reconnaître la subjectivité de l’enfant, élément important pour l’autoriser à prendre part à sa destinée. Cette reconnaissance de la subjectivité ne signifie pas, pour le juge, l’obligation de suivre toujours la demande de l’enfant, mais sa prise en compte paraît capitale pour le futur de nos sociétés. Si un adulte dit d’un enfant qu’il est immature parce qu’il demande d’être gardé par son père et que, six mois après, il veut l’être par sa mère, si cet adulte dit que l’enfant étant incapable de décider n’a pas droit à la parole, il tient à mes yeux un langage « totalitaire », basé sur le non-respect de l’enfant. A l’heure actuelle, il est délicat de demander à l’enfant de choisir, et les parents sont fautifs de l’obliger à faire un tel choix. Mais le jour où les parents auront compris que les intérêts de l’enfant priment sur les leurs, les enfants auront moins de peine à choisir. Les familles qui cherchent à tenir compte des intérêts de l’enfant et à le respecter, et où les parents divorcés ne disent pas de mal de leur conjoint, trouvent souvent un modus vivendi où l’enfant n’est plus un boulet de canon entre les parents, mais où il vit chez l’un et chez l’autre Toute cette révolution à laquelle nous assistons, qui donne à l’enfant la prééminence sur la famille, ne fait que commencer après deux mille ans de lois romaines et juives, pour lesquelles la famille était le centre. Ce qui paraît aujourd’hui une valeur « naturelle » éternelle n’est qu’une valeur très ancienne, mais pas forcément immuable. Ces remarques issues de la pensée de Korczak ne lui seraient sans doute jamais venues dans ce pays catholique où le divorce n’existait pas(et où l’avortement est aujourd’hui remis en cause). Mais elles illustrent bien - me semble-t-il - que Korczak peut éclairer, avec sa notion de respect de l’enfant, des situations qu’il ne connut pas. Au bénéfice des enfants...
Bibliographie
La Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant du 20 novembre1989 en 89 questions. 1990. Institut de l’enfance et de la famille, Editions Candot-Bourgery. LIFTON, Betty J. Janusz Korczak, le roi des enfants. Traduit de l’américain, Paris, Robert Laffont, 1990 ; Presses de la Cité, collection Poche,1991. KORCZAK, Janusz. 1919. Comment aimer un enfant. Traduit du polonais, Paris, Robert Laffont, 1978 KORCZAK, Janusz. 1922. Le Roi Mathias 1er. Traduit du polonais, Paris, Gallimard Jeunesse, collection Folio junior, nos 36 et 37, 1991. . KORCZAK, Janusz. 1929. Le droit de l’enfant au respect. Traduit du polonais, Paris, Robert Laffont, 1979. |